La cuisine des terroirs
Samedi 30 mai 2015
Petite comparaison :
La Catalogne : une région grande comme la Région Rhône-Alpes, un peu plus petite en surface (32 000 km2 contre 43 600) et un peu plus peuplée (7,7 millions contre 6,3 millions). Une cuisine du terroir si riche que l’Institut Català de la Cuina (FICC) a répertorié 1 136 recettes dans un Corpus del patrimoni culinari català.
Région ou Province ?
La Région Rhône-Alpes : riche de près de 100 produits du terroir, recensés dans l'Inventaire du patrimoine culinaire de la France (Rhône-Alpes). Les produits du terroir recensés vont de la Noix de Grenoble au Vermouth de Chambéry, du nougat de Montélimar aux diots de Savoie, de l’écrevisse de la Saône au bœuf Charolais, du Beaufort au bleu de Gex, etc.
Mais où sont les recettes du terroir ? Où est le corpus du patrimoine culinaire Rhône-Alpes ? C’est là que la différence devient évidente. Rhône-Alpes est une région administrative, d’invention récente (1963), pas une province française de l’ancien régime. La cuisine des terroirs reprend donc, en partie, la limite des anciennes provinces françaises : on parle de cuisine du Dauphiné, de gastronomie savoyarde (la Savoie est française seulement depuis 1860) ou lyonnaise. La limite des départements sert aussi de référence pour la cuisine de la Drôme ou de l’Ardèche, et parfois des mini-régions comme les Dombes (dans l’Ain) sont réputées pour leur gastronomie spécifique.
On pourrait certainement repérer le même phénomène en examinant la cuisine d’autres régions : un mitage de cuisines du terroir très localisées (parfois à l’échelon du canton : par exemple, la défarde crestoise est quasi inconnue à Valence, à 20 km de là). Dans certains cas, au contraire, on assiste à un regroupement de plusieurs régions, par exemple la cuisine du Sud-Ouest, réputée pour ses magrets (invention récente), ses confits, ses foies gras, ses pruneaux et ses vins. Basques, Landais ou Toulousains peuvent protester de leur spécificité, mais la cuisine du Sud-Ouest est un concept culinaire adopté par la majorité des Français, au même titre que la cuisine alsacienne.
Bretagne, Alsace ou Provence sont réputées pour avoir une identité culinaire forte, dans les contours historiques des anciennes provinces (exception : l’ancien comté de Nice en Provence, devenu français en même temps que la Savoie et les anciens états des papes d’Avignon, le Comtat Venaissain, récupérés par la Provence en 1791).
Des clichés tout cela ?
Peut-être bien que oui, peut-être bien que non !
Les livres qui recensent ces savoureuses cuisines du terroir nous vendent du rêve, une image de terroir : une région préservée de la modernité dévastatrice, des traditions rurales qui perdurent, une cuisine d’avant les produits chimiques et d’avant la cuisine industrielle, une cuisine d’avant la mondialisation et les hypermarchés. La cuisine du terroir est la cuisine de nos grands-mères !
Curieusement, ce discours de la cuisine de nos grands-mères est un discours éloigné du réel : il était valable pour parler des grands-mères de la génération du baby-boom, mais les grands-mères actuelles sont justement celles nées au moment du baby-boom, qui ont souvent oublié (ou jamais appris) la cuisine de leurs propres grands-mères et qui achètent des plats cuisinés surgelés à réchauffer au micro-ondes !
La cuisine du terroir est généralement illustrée, dans les livres ou les magazines, par une ambiance de feu de bois, d’abondance de victuailles, de salle à manger rustique (mais bien restaurée), de cassoles ou de grande poêle en fer de plat très garni. Il faut bien la distinguer de la cuisine contemporaine avec ses photos très léchées d’assiettes à moitié vides mais présentées comme une œuvre d’art.
Le terroir renvoie à nos racines et ses racines étant souvent paysannes, la cuisine de nos terroirs est donc avant tout une cuisine paysanne, contrairement à ce qu’on appelle la cuisine classique française, qui est une cuisine issue de la tradition aristocratique puis bourgeoise des 18e et 19e siècles.
Cette cuisine classique est devenue la référence culinaire en France et hors de France. Elle a phagocyté les particularités régionales au point qu’il est difficile de faire l’équivalent de ce qu’à fait la FICC en Catalogne : un corpus des recettes culinaires spécifiques à chaque région ! Il n’y a pas d’inventaire de la cuisine Rhône-Alpes, parce que Rhône-Alpes n’existe pas en cuisine ! Il y a la cuisine savoyarde, avec ses spécialités de pâtes, de plats au fromage, il y a la cuisine des Dombes (ou de l’Ain) avec ses recettes de poularde ou de quenelles, ou la cuisine dauphinoise avec son gratin ou ses ravioles, etc. En revanche, il existe un grand livre de la cuisine provençale avec 365 recettes ensoleillées, comme le dit le sous-titre.
Le jacobinisme culinaire
Des amis catalans gourmets m’ont dit leur étonnement de trouver, dans les restaurants français, si peu de recettes du terroir, de voir servies les mêmes rares recettes dans une région donnée, alors qu’ils étaient habitués, chez eux, à une cuisine catalane si riche et si diversifiée.
C’est la faute de Napoléon et de ses successeurs, c’est peut-être même déjà la faute de Louis XIV ! L’esprit jacobin, cette tendance à la centralisation, adversaire du régionalisme, est en effet une particularité politique qui ne date pas de la Révolution française (contrairement au nom Jacobin), mais qui s’est développé particulièrement après la Révoliution. La loi de 1882 de Jules Ferry qui rend le français obligatoire à l’école détruit encore davantage les particularismes régionaux (y compris culinaires ?).
Et quand le tourisme automobile se développe, quand on découvre le tourisme régional et sa gastronomie grâce au guide Michelin, à partir de 1900, seuls quelques plats emblématiques de chaque région sont mis en valeur par les restaurants. Ces plats traditionnels sont redéfinis par rapport aux critères et valeurs de la cuisine bourgeoise classique, standardisés pour être facilement reproduits par les restaurants, puis par les ménagères. La transmission du savoir faire culinaire se fait davantage par l’intermédiaire de livres de cuisine qui fixent les recettes que par les ménagères, et des recettes se perdent. Cette disparition des tours de main et des particularismes me fait penser à la disparition des contes propres à chaque ethnie, en Afrique noire, au profit de contes standardisés, fixés par l’écriture : Les Contes d’Amadou Koumba, du Sénégalais Birago Diop, sont appris par les écoliers de toute l’Afrique de l’Ouest, au détriment des contes de leur propre région.
La Catalogne
La Catalogne a échappé à cet esprit jacobin. Sa langue, différente du castillan officiel de l’Espagne, a peut-être aidé à préserver son patrimoine culinaire. Peut-être n’y a-t-il pas eu, comme en France, opposition entre cuisine des élites et cuisine des paysans. Les premiers livres de cuisine catalane sont des livres de cuisine de l’aristocratie et des élites catalanes. On appelle donc cuisine catalane aussi bien les recettes de gastronomie que les recettes paysannes, alors qu’en France, la référence culinaire de la cuisine classique est la cuisine d'Escoffier, cuisinier au Ritz, à la fin du 19e et au début du 20e siècle !
La Catalogne, en recherche d’autonomie, voire d’indépendance, met en valeur actuellement sa cuisine pour montrer sa spécificité culinaire, au même titre que sa spécificité linguistique, culturelle et économique.
La France jacobine se méfie encore des régions. Actuellement, face à la crainte d’une mondialisation et d’une standardisation culinaire, la nostalgie du terroir revient en force. Mais qui bénéficie de cette nostalgie ? Les recettes du terroir ? Non ! Plutôt les produits du terroir, qu’on peut désormais cuisiner façon terroir mais aussi et surtout façon contemporaine, nouvelle cuisine ou cuisine diététique.
Courgettes mer et jardin, extrait de photo de Philippe Barret, Cuisiner la Raviole tout simplement, Edith Delbart 2012
Le succès de maisons d’éditions comme Edith Delbart en est un bon exemple : de jolis petits livres sur des produits du terroir (morbier, châtaigne, noix, raviole, quenelle) avec des recettes inédites, très actuelles et très bien illustrées (l’un des créateurs, Philippe Barret, est un excellent photographe culinaire) : il n’est plus question de tradition culinaire mais de création culinaire à partir d’un produit du terroir.
La Catalogne met en valeur ses recettes du terroir et ses restaurants qui les cuisinent, elle souhaite même que la cuisine catalane soit déclarée patrimoine immatériel de l’Unesco.
La France a déjà méprisé et remplacé la cuisine médiévale par la nouvelle cuisine du 17e siècle, elle a déjà critiqué et en partie remplacé la cuisine classique du 19e siècle par la nouvelle cuisine née avec Bocuse, Troisgros et leurs successeurs. La cuisine des terroirs est désormais modernisée, allégée au point de devenir parfois méconnaissable. Plus on a la nostalgie de la manière de vivre d’autrefois et moins on mange comme autrefois. Certains plats sont désormais rejetés au nom de la diététique ou du goût. Qui aime encore les abats, réputés désormais peu diététiques et difficiles à digérer ?
Et puis la notion de terroir a des accents politiques ambivalents : le terroir est actuellement une notion surexploitée par la publicité et le tourisme ou qui cache des idées très ambiguës sur les origines ou les racines .
Par exemple, La cuisine des terroirs. 1 200 recettes et traditions culinaires des provinces de France (La Renaissance du Livre, 1998), a été écrite par Robert-Jean Courtine (1910-1998), le journaliste attitré de la rubrique gastronomie au journal Le Monde de 1952 à 1993. On a su, après sa mort, qu'il avait été membre de l'Action Française, antisémite et collabo. Avançait-il renoncé à ses idées ou pouvaient-elles s'épanouir en toute tranquilité derrière l'innocence d'un dictionnaire des fromages ou du livre La Vraie Cuisine française, où il disait exprimait sa passion pour une cuisine «sortie de la vieille terre gallo-latine», mais aussi des références à Charles Maurras, qui adorait la bouillabaisse, ou à Léon Daudet, qui raffolait de la bourride, selon le blog des frères Poucel.
Bref, il semble que la cuisine des terroirs n'ait pas le même sens en Catalogne et en France : tout dépend peut-être du contexte historique et géographique.
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