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C'est évident ?

La prune de Damas, légende ou réalité ?

Jeudi 15 septembre 2022

La prune de Damas serait une variété de prune originaire de la région de Damas et rapportée en Europe par les Croisés. Quelles preuves avons-nous ?

Les origines du prunier

Le prunier est un arbre fruitier dont les ancêtres sauvages sont originaires de l’Eurasie : Balkans, Turquie, Caucase. Dès le départ, il semble exister au moins 3 groupes de pruniers, à fruits petits (prunus insititia : questsches, reines-claudes, mirabelles) et à gros fruits (prunus domestica) et le prunier myrobolan (prunus cerasifera), qui ressemble aux quetsches. Le myrobolan est un porte-greffe.

De très nombreuses sous-espèces et variétés se sont développées, donnant des prunes bleues, pourpres, jaunes. On a retrouvé des noyaux de prunes dans des sites du Néolithique et de l’âge du Bronze en Europe (Italie, Suisse, Autriche, Allemagne, Bulgarie) et au Proche Orient.

Prunes et pruniers de Damas dans les deux-Sèvres

Prune damas ou damas nègre et prunier - Inventaire des variétés fruitières anciennes de Poitou-Charentes – association prom’Haies Poitou-Charentes

La prune de Damas, c’est quoi ?

C’est une prune censée être originaire de la région de Damas et qui aurait été rapportée du Proche Orient par les Croisés, au moment des Croisades, qui ont eu lieu entre 1095 et 1291. Il est parfois dit que la prune de Damas serait arrivée en Europe à l’époque de la deuxième croisade (1147-1149).

L’expression familière pour des prunes est expliquée par plusieurs légendes, variables selon les sources et les dictionnaires : le roi de France Louis VII et le prince allemand Conrad III revinrent dans leurs pays respectifs sans rien rapporter des Croisades, sauf un prunier ; les croisés assiégèrent la ville de Damas, réputée pour ses pruniers mais le siège ayant échoué, ils se sont retirés en n’ayant que des prunes à manger ; les soldats offraient des prunes au roi au lieu de cadeaux, en cas de défaite ! Selon les dictionnaires, l’expression daterait soit de la fin du 12e siècle soit du début du 16e siècle. Pour le dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, la locution pour des prunes existe depuis 1507-1508. Il ne fait aucune référence aux Croisades.

Habituellement, on décrit la prune de Damas comme une prune bleu sombre. Mais de nombreuses prunes de couleurs différentes sont appelées prune de Damas, correspondant en fait à plusieurs variétés botaniques. Il existe des pruniers appelés Damas violet. En Suisse, présentée comme une prune de Damas, la damassine est plutôt une prune rouge, comme la Damas de Tours. Depuis que la liqueur suisse de prune a obtenu une AOP, elle se fait appeler damasson rouge ou damasson, reprenant ainsi une appellation ancienne.

Prunes damassine en Suisse

Les différentes formes et couleurs de la damassine Suisse - Photo Michel Thentz

Les noms de damassine ou damascène ou damezonne sont attestés dans le Sud Est de la France depuis le 16e siècle.

En Angleterre, des prunes sont appelées damascenes, une variété plus petite est nommée damson. Ces variétés de prunes sont décrites comme introduites en Angleterre par les Romains : on aurait retrouvé des noyaux de damsons dans des anciens camps romains. Mais j’ai entendu dire, dans le Kent, que la prune de Damas qui y est cultivée, a été introduite par les croisés !

Les pépiniéristes commercialisent souvent des pruniers sous l’appellation prunier de Damas, qui sont en fait des quetsches. Le mot quetsche, semble venir du dialecte lorrain quoetche (première mention, 1748), lui-même issu de l’allemand zwetsche. Il semblerait que le mot zwetsche apparaisse au 15e siècle. Il serait dérivé de l’expression latine damasci ou damascenum prunum devenue damascena puis davascena en franco-provençal, et daveigne dans le Jura. En grec, le prunier s’appelle damaskena.

La page Wikipedia en anglais traitant de la prune Damson, consultée en septembre 2022, ne fait aucune allusion à la quetsche, décrivant le prunier damson simplement comme un prunus domestica subsp insititia, variété britannique. Cela renforce l’idée que l’appellation prune de Damas est une appellation non scientifique, désignant, selon les régions, des variétés de prunes locales sans lien direct entre elles.

Les preuves

L’étymologie de la quetsche renvoie à son origine de Damas, mais aussi à la langue latine. Le livre XIII (X) de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, sur les arbres, parle déjà du prunier de Damas, comme arbre spécifique de la Syrie. Il indique que ce prunier de Damas est naturalisé en Italie, au premier siècle. Le poète Martial, parle également de prunes sèches de Damas dans ses Épigrammes (Livre V, XVIII) à la fin du 1er siècle.

Si le prunier de Damas est déjà connu en Italie au 1er siècle, peut-il avoir été apporté en Europe au moment des Croisades ?

Le livre de l'agriculture d'Ibn Al Awwam

Au 12e siècle, soit au moment où les croisés sont censés introduire la prune de Damas en Europe, l’agronome arabe d’al Andalus, Ibn al-Awwam, dans Le livre de l’Agriculture, décrit à l’article 42 du chapitre VII, les principes de la culture du prunier œil-de-bœuf, ou prunier de Damas ! Si le prunier de Damas est déjà cultivé en Andalousie au 12e siècle, il ne peut pas avoir été introduit par les croisés, à la même époque, à moins de situer l’Andalousie hors d’Europe !

Au 16e siècle, le médecin de François 1er publie une encyclopédie sur les aliments de son époque, le De Cibaria. Au Livre XI, ch, 14, il explique que les quetsches sont aussi appelées prune de Damas ou prunes de Syrie, comme l’explique le lettré grec Athénée, qui, au 2e siècle, écrit Le banquet des sophistes ou Deipnosophistes. Il n’est pas question de prunier importé par les croisés.

L’encyclopédie de Diderot et D’Alembert (1751-1772) cite la prune de Damas à l’article sur la métonymie (volume XI, p 468a), mais à l’article Prunier (Volume XIII, p. 529a), il n’y a aucune mention de lien avec les Croisades.

L’histoire de la prune de Damas importée en Europe par les Croisés serait-elle une légende culinaire postérieure à la Révolution française ?

Héritage culinaire des Croisades

L’historien Jacques Le Goff expliquait, dans son livre La civilisation de l’Occident médiéval : Je ne vois guère que l’abricot comme fruit possible ramené des croisades par les chrétiens.

En fait il se trompait ! L’abricot est cultivé par les Romains dans l’Antiquité sous le nom de pomme d’Arménie, pays dont on croyait qu’il était originaire. Il est également appelé praecoquum (précoce). Il a conservé cette légende d’une origine arménienne dans son nom latin officiel : Prunus armenica. On trouve une recette de minutal d’abricot dans le livre de cuisine romaine antique d’Apicius. L’abricot est déjà cultivé dans le midi de la France dès l’époque romaine, bien que sa culture se développe vraiment en France seulement à la fin du Moyen Âge.

Récolte des abricots – Tacuinum Sanitatis

Récolte des abricots – Tacuinum Sanitatis – BNF - Manuscrit du 15e siècle - Allemagne

Le mot abricot vient du grec praikokion (précoce) devenu en arabe al-barqûq, puis albaricoque en espagnol et albercoc en catalan, qui se transforme en abricot en français, à partir du début du 16e siècle ! Est-ce une preuve du passage de l’abricot en France via l’Andalousie arabe puis la Catalogne, comme ce fut le cas de l’aubergine et du nougat, plutôt qu’un héritage des Croisades ?

L’héritage culinaire des Croisades, selon les sources, est multiple : épices, confitures, prune ou abricot. Il s’agit généralement de reprises d’informations fausses qui circulent depuis au moins un siècle, sans réels justificatifs. On attend que des historiens se penchent sérieusement sur ce prétendu héritage pour affirmer s’il existe vraiment ou s’il s’agit d’une fake news culinaire, à la façon des pâtes de Marco Polo censées venir de Chine ou de l’influence culinaire de Catherine de Médicis !

La plupart de ces légendes culinaires ont été créées à la fin du 18e siècle ou au 19e siècle. Il en est probablement de même pour la prune de Damas.

En revanche, l’héritage culinaire du monde arabe, via al-Andalus, est une réalité.

Pour en savoir plus sur l’héritage culinaire arabe.

P.S. Merci à Michel Thentz, qui écrit un livre sur la damassine suisse (prune et eau de vie) et qui m'a contacté pour des renseignements sur la prune de Damas. Comme mes renseignements étaient trop sommaires, j'ai fait des recherches complémentaires. Ce billet a donc été réalisé grâce à ces contacts avec Michel Thentz.

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