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C'est Ă©vident ?

Ketchup et gastronomie

Par Nogat le lundi 3 septembre 2012 - RĂ©flexions gourmandes

Quelle horreur, associer le ketchup, ce symbole du fast food, Ă  la gastronomie ? Chacun sait que les AmĂ©ricains ne savent pas manger correctement. Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, nous avons hĂ©ritĂ© du chewing-gum, du coca cola, du whisky blended, du hamburger, des frites au ketchup et de l'obĂ©sitĂ© enfantine ! Bref, l'antithèse de la gastronomie française.

N'avons-nous pas entendu souvent ce type de discours ? Le ketchup est-il si loin que cela de notre hĂ©ritage culinaire ancien ?

Quelle est l'histoire de cette sauce tomate sucrĂ©e ?

A la fin du 17e siècle apparaĂ®t en Angleterre une sorte d’ersatz de nuoc mâm ou de sauce soja : le ketchop. Cette sauce s’appelle en anglais catchup dès 1690 et ketchup en 1711. En France, dès 1816 on parle de ket-chop, puis de catsup. Brillat Savarin, dans la Physiologie du GoĂ»t, publiĂ©e en 1825, cite le calchup qu’il a dĂ©couvert pendant son exil en AmĂ©rique (1793-1796). La sauce devient ketchup en 1873. Le mot viendrait du chinois kĂ´etchiap ou du malais kĂŞchap et signifierait saumure de poisson. Mais il existe actuellement en IndonĂ©sie des sauces Ă  base de soja appelĂ©es kecap ou ketjap asin et kecap ou ketjap manis, dont Wikipedia en anglais dit ĂŞtre Ă  l’origine du ketchup. Nous ne connaissons pas la sauce rĂ©ellement Ă  l’origine du ketchup. Ressemble-t-elle au nuoc-mâm ou Ă  la sauce soja ou aux sauces indonĂ©siennes actuelles ? Elle aurait Ă©tĂ© introduite en Angleterre par des marins venant de Malaisie. La recette s’est probablement considĂ©rablement transformĂ©e.

La première recette connue est anglaise, celle d’Eliza Smith dans son livre The Compleat Housewife, publié in 1727. Le livre est publié également aux Etats-Unis dès 1742. Il s’agirait d’une sauce avec anchois, échalotes, vinaigre, vin blanc, épices, poivre, citron. La première recette française est celle d’Antoine Beauvilliers (l’Art du cuisinier, 1814). Elle devient une saumure de champignons dont le jus est réduit en demi-glace après y avoir ajouté poivre, laurier et anchois pilées. Ce ketchup aux champignons est la recette de référence qu’on retrouve dans de nombreux livres de recettes en France, par exemple chez Viard (Le cuisinier royal, 838) et Alexandre Dumas (Le grand dictionnaire de cuisine, 1870) ainsi qu’en Angleterre pendant tout le 19e siècle. Mais, aux Etats-Unis, on y introduit dès 1801 de la tomate. Le ketchup a évolué pour devenir le tomato ketchup, une sauce acidulée sucrée. En 1876, un certain Monsieur Heinz met en bouteille le tomato ketchup, qui passe ainsi du stade artisanal au rang de produit industriel. Le ketchup industriel devient la sauce phare des fast food et concurrence la moutarde.Le ketchup est devenu un produit industriel qui a perdu toute subtilité gustative.

Henry John Heinz

Henry John Heinz

Vous voyez, c'est Ă©vident, aucun rapport avec notre gastronomie !

Et pourtant ! C'est oublier que le ketchup est Ă  l'origine une sauce Ă  base de saumure de poisson et que l'une des caractĂ©ristiques de la cuisine de la MĂ©diterranĂ©e est son goĂ»t pour les poissons salĂ©s : anchois salĂ©s des antipasti italiens, anchois marinĂ©s des tapas espagnols, thon marinĂ© du lakerda grec, turc ou Ă©gyptien. PurĂ©es de poisson comme le mĂ©let de Martigues ou le pissalat provençal (qu'on mettait autrefois dans la pissaladière). Le pissalat niçois a des cousins du cĂ´tĂ© de l'Italie proche : machetto aux anchois, sardenaira aux sardines de Ligurie ou sardella de Calabre. Ĺ’ufs de poissons salĂ©s ou caviar de la MĂ©diterranĂ©e comme la boutargue de France et d'Italie, le batarekh Ă©gyptien ou le tarama grec.

Boutargue

Boutargue Memmi

Mais la plus belle histoire est celle du jus de poisson salĂ© ou de la saumure de poisson : Il Ă©tait une fois la cuisine de MĂ©sopotamie. On la connaĂ®t grâce Ă  quelques tablettes d'argile gravĂ©es d'Ă©criture cunĂ©iforme, dĂ©chiffrĂ©es par Jean BottĂ©ro, un ex dominicain rĂ©duit Ă  l'Ă©tat laĂŻc pour avoir un peu trop comparĂ© les textes mĂ©sopotamiens Ă  la Bible et devenu historien expert assyriologue. Plusieurs recettes parlent du siqqu, une saumure de poisson. Puis les Grecs dĂ©crivent le garos, une saumure de poisson. Les Romains l'appellent garum, il devient Ă  la mode Ă  Rome dans les classes dirigeantes au 1e siècle avant J.C. On le met Ă  toutes les sauces dans la cuisine romaine antique. Il sert de condiment luxueux en remplacement du simple sel aromatisĂ© et se retrouve dans la plupart des plats. En mĂ©decine hippocratique, le garum empĂŞche d'approfondir les ulcères corrosifs, il est bon contre les morsures de chiens et c'est un remède en cas de sciatique et de maux de ventre.

Le garum est fabriquĂ© avec des variĂ©tĂ©s de poisson diffĂ©rentes, poissons entiers ou simplement abats. Ces poissons sont salĂ©s et aromatisĂ©s avec des herbes aromatiques qui varient selon les producteurs : fenouil, coriandre, aneth, menthe, cĂ©leri, etc. Cette prĂ©paration va ensuite se dĂ©composer au soleil pendant environ deux mois, l'Ă©tĂ©. On la remue rĂ©gulièrement. Puis on la filtre.

Cela ne vous rappelle rien ? Mais oui, le nuoc mâm indochinois !

En fait, la fabrication du garum a été la première industrie agro-alimentaire du bassin méditerranéen. On a retrouvé à Pompéi des vases et des amphores de garum ou d'allec (une variété bas de gamme du garum). Certaines de ces amphores ont été trouvées dans la maison d'Aulus Umbricius Scaurus, le producteur de garum le plus célèbre de Pompéi.

Les archĂ©ologues ont pu fouiller, dans plusieurs rĂ©gions de la MĂ©diterranĂ©e, de vastes unitĂ©s "intĂ©grĂ©es", au sens moderne du terme. On retrouve, en effet souvent regroupĂ©s, Ă  l'embouchure de certains fleuves ou Ă  proximitĂ© des zones de pĂŞche, sur le trajet des bancs de poissons : salines et chantiers de construction des bateaux de pĂŞche, ateliers de fabrication de matĂ©riel de pĂŞche ou d'amphores. L'archĂ©ologie a permis de dĂ©terminer que les "usines" de salaison de poisson sont organisĂ©es rationnellement. La fabrication du garum industriel semble standardisĂ©e. Des usines de salaison ont Ă©tĂ© retrouvĂ©es en Andalousie, au Maroc, au Portugal, en Bretagne, Ă  Antibes et FrĂ©jus, en CrimĂ©e, en Croatie.

Colatura di alici

Colatura di alici

Après la chute de l'empire romain, le garum a pratiquement été oublié en Europe occidentale médiévale. Il a survécu dans l'empire byzantin et en Turquie, sous le nom de garos jusqu'au 19e siècle. En Italie, dans la région de Salerne, au sud de Naples, colonisée par les byzantins jusqu'au 11e siècle, le garum est devenu colatura di alici, encore fabriquée aujourd'hui à côté d'Amalfi. Il s'est transformé dans le monde arabe, devenant murî en Andalousie arabe, en Egypte et à Bagdad. Murî de poisson, proche du garum et du nuoc mâm ou murî de céréales, proche de la sauce soja.

Comme le garum était intégré dans la haute cuisine romaine, le murî était une sauce de la gastronomie arabe des 10e au 13e siècle.

Puis on a oublié, en Méditerranée occidentale et orientale ces saumures de poisson, tout en gardant le goût pour les poissons, les purées ou les œufs de poisson marinés et salés.

Quand le ketchup asiatique est arrivĂ© au 17e siècle, la gastronomie l'a naturellement intĂ©grĂ©, comme nous l'avons vu. Puis le ketchup est devenu tomato ketchup, associĂ© au fast food. Il s'est industrialisĂ©, il a dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© !

Ketchup Heinz

Une des premières bouteilles de Ketchup Heinz

Nos papilles sont fortement influencées par les idées que nous avons de la nourriture. Les Français n'imaginent pas pouvoir manger des sauterelles ou des larves de coléoptères, succulentes pour les Africains, les Anglais détestent les cuisses de grenouille ou les viandes bleues, les omelettes baveuses, les Japonais dépensent des fortunes pour du thon rouge qu'ils font disparaître de Méditerranée à force de les sur-pêcher, le porc est interdit dans plusieurs religions. Le caviar est un produit de luxe alors qu'il était quasiment inconnu au Moyen Age, comme les truffes, le saumon l'était encore il y a moins de 50 ans alors qu'au Moyen Age des ouvriers se plaignaient qu'on leur en servait trop souvent.

Bref, les idĂ©es sur un bon produit, un produit de luxe, un produit gastronomique sont très Ă©volutives et variables Ă  travers les lieux et le temps. Il en est de mĂŞme pour le ketchup. On a aimĂ©, puis dĂ©testĂ© les sauces aigres-douces selon les Ă©poques en France. On les redĂ©couvre avec la cuisine asiatique. IntĂ©ressant d'avoir un autre regard sur le ketchup, n'est-ce pas ? Un ketchup de qualitĂ© pourrait enrichir notre palette de sauces froides. Nous avions conçu autrefois, Ă  2, un ketchup Ă  base de pĂŞche et non plus de tomate. Mais il aurait fallu la puissance des grands groupes agro-alimentaires pour l'imposer, car changer l'image d'un produit n'est pas chose aisĂ©e.

Recette de ket-chop ou soyac, du Cuisinier Royal de Viard, Ă©dition de 1836

Ayez douze maniveaux de champignons; épluchez-les, lavez-les, émincez-les le plus possible; ayez une terrine d'office neuve; faites un lit de champignons de l'épaisseur d'un travers de doigt, saupoudrez-le légèrement de sel fin, ainsi de suite, lit par lit, jusqu'à ce que vos champignons soient employés; ajoutez-y une poignée de brou de noix. (Au sujet du brou de noix, ayez-en dans la saison, mettez-le dans un pot de terre, salez-le, couvrez-le bien et servez-vous-en au besoin.) Cela fit, couvrez votre terrine d'un linge blanc, fixez ce linge avec une ficelle, et recouvrez votre terrine avec un plat quelconque. Laissez quatre ou cinq jours vos champignons se fondre, tirez-en le jus au clair, et exprimez-en le marc, à force de bras, au travers d'un torchon neuf; mettez ce jus dans une casserole, faites-le réduire, ajoutez-y deux feuilles de laurier; vous prendrez une livre de glace de veau ou autre; mettez avec ce jus des champignons, ajoutez-y quatre ou cinq anchois pilés, une cuillerée à café de poivre de Cayenne; faites réduire le tout presqu'à demi-glace; ôtez-en les feuilles de laurier, et laissez-le refroidir; ensuite mettez-le dans une bouteille neuve bien bouchée, et servez-le avec le poisson.

Nota bene : un maniveau c'est un petit plateau d'osier sur lequel on prĂ©sente certains comestibles destinĂ©s Ă  la vente; en partic., petit panier contenant cinq ou six champignons de grosseur moyenne. TrĂ©sor de la langue française.

Commentaires

Le vendredi, 7 septembre 2012 par Le Furtif

Ouachte
Vain Dieu Ça c'est de l'article.
J'ai bien un vague souvenir de buttes fossiles de fabrication côtière de garum ou de ce qui en tenait lieu aux temps préhistoriques en Languedoc.
J'aurais pu ramener ma science sous un aussi brillant article.......
Mais bernique, je n'en retrouve aucune trace.
Cordialement

Le Furtif

Le dimanche, 9 septembre 2012 par Nogat

Merci pour votre commentaire. Petite prĂ©cision : les buttes fossiles en Languedoc ne peuvent dater des temps prĂ©historiques, mĂŞme si le garum a un ancĂŞtre mĂ©sopotamien ! Elles datent au moins du temps d'AstĂ©rix, et probablement d'un peu plus tard encore.
Vous avez compris, j'aime les dĂ©tails historiques :-)

Le mercredi, 18 décembre 2013 par adam

Bonjour

Je voudrai savoir les recettes ketchup industrielles

Merci
Mes salutations
ADAM

Le mercredi, 18 décembre 2013 par Nogat

Les recettes des industriels ne sont pas publiques, souvent protégées par le secret industriel. Nous devons nous contenter des renseignements indiqués sur les emballages.

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